De l’invention

The Lusty Men (Nicholas Ray, 1952)

Jacques Rivette

(*) François Truffaut écrit, dans « Les extrêmes me touchent… », son texte sur Sudden Fear de David Miller  (1952) : « Le  public  “averti” : celui  des ciné-clubs, n’est guêre différent. S»il admet Les Dames du bois de Boulogne (sans doute à cause de Diderot et de Cocteau), il est prêt à s»esclaffer à tous les films d’.Abel Gance. Quel ciné-club a projeté They Live by Night de Nicholas Ray ou Bom to Kill (Né pour tuer) de  Robert Wise, les  plus  «bressonniens»  des  films américains ? ». (Cahiers du cinéma, 21 –mars, 1953–.)

Le plus constant privilège des maîtres est sans doute de tout voir tourner à leur avantage, et les défauts les plus simples, plutôt que de les effacer : si l’on s’étonne maintenant de me voir faire bénéficier le dernier film de Nicholas Ray de cette loi, on se prépare mal à goûter une œuvre déconcertante et qui demande un peu d’amour, non d’indulgence ; loin de l’en vouloir excuser, il faut aimer cette  désinvolture,  ce  fort  agréable  dédain  pour les décors, la plastique, les raccords de lumière, la justesse d’un second rôle, et reconnaître jusque dans les gaucheries de cette verve, non la caricature, mais la juvénile exagération d’un cinéma qui nous est cher, où tout est sacrifié à l’expression, à l’efficacité, au mordant d’un réflexe ou d’un regard : il ne me déplaît pas qu’on exagère de cette sorte ; et l’amusement de l’auteur que je sens percer parfois, console de bien des films qui ne font que nous communiquer les bâillements du metteur en scène. Mais je voudrai parler maintenant du sérieux profond de ce jeu : œuvre de verve, soit, mais parce que Nicholas Ray est prodigue d’idées – qu’un grand sujet canalise parfois, et l’on n’oublie pas l’admirable progression de On Dangerous Ground –, qui s’éparpillent ici au hasard de l’invention ; mais cette invention me frappe justement, constamment surprenante : certes Ray n’est pas de ceux qui ignorent la valeur esthétique de la surprise, et que le beau se doit d’être étonnant : mais si l’imagination est la reine des facultés, son royaume semble bien s’amenuiser de jour en jour de toute part ; et que l’invention puisse consister d’abord dans le simple plaisir de filmer, telle la liberté créatrice du pinceau sur la toile, voilà qui n’a guère de chance d’être pris ici au sérieux. Et quand je parle d’idées, j’entends bien d’idées de mise en scène ou même, dussé-je scandaliser, de cadrage ou de succession des plans, les seules dont je veuille aujourd’hui reconnaître la profondeur et qui puissent atteindre la figure secrète, but de toute œuvre d’art. Quand François Truffaut rapproche Nicholas Ray de Bresson(*), j’observe en effet deux cinéastes également obsédés par l’abstrait, dont l’unique souci est de rejoindre sans cesse au plus court ce visage idéal, et que la maladresse y aille si la voici plus prompte : on voit dans The Lusty Men (Les Indomptables) comment l’idée d’un rôle, d’une scène, hâtivement esquissés, peut l’emporter parfois sur sa réalisation, bonne ou mauvaise  (mais comprendra-t-on en quelle estime je tiens Nicholas Ray si je le nomme un metteur en scène, non un réalisateur) ; comment l’invention de chaque instant n’est que le souci de révéler de nouveaux coups de pioche, l’unique statue enfouie.
On comprend peut-être que la beauté ne lui est pas indifférente ; mais de quel côté la cherche-t-il ? (Question somme toute fondamentale.) Je remarque une certaine dilatation du détail expressif, qui cesse d’être détail pour entrer dans la trame – ainsi le goût des gros plans dramatiques, surpris dans le mouvement de la scène – et surtout la recherche d’une certaine largeur du geste contemporain et l’inquiétude de la vie, anxiété perpétuelle parente de celle des personnages, le goût enfin du paroxysme, où les instants les plus reposés conservent quelque chose de fiévreux et de provisoire.
Quelques mots encore : Nicholas Ray est de ceux qui vont jusqu’au bout et savent épuiser un développement. Tout découle toujours d’une situation simple où deux, trois êtres affrontent quelques idées élémentaires et fondamentales de l’existence. Et la véritable lutte se déroule en un seul, contre le démon intérieur de la violence, ou d’un péché plus secret, qui semble lié à l’homme  et à sa solitude ; il advient parfois qu’une femme le sauve ; il semble même qu’elle seule en ait ici le pouvoir; nous sommes loin de la misogynie.
Nicholas Ray nous a toujours proposé le récit d’une crise morale, dont l’homme sort vainqueur ou vaincu, mais enfin lucide : vanité de la violence, de tout ce qui n’est pas le bonheur et divertit l’homme de sa vocation profonde.
Si l’art doit révéler « l’héroïsme de la vie moderne », peu d’œuvres accomplissent mieux ce dessein. On remarque pourtant que les personnages font vite retraite, que le monde somme toute n’intervient guère ou, curieusement, pour leur nuire ; le salut est une affaire privée. Peut-être regrettera-t-on de voir ces héros se retirer si hâtivement sous la tente ; on peut estimer aussi que ce n’est pas sans laisser au monde sa chance, ni prolonger parfois inutilement l’épreuve ; mais à la société moderne, la solitude, sinon le mépris, n’est-elle pas souvent le plus juste hommage ?

Jacques Rivette, Cahiers du cinéma, 27 (octobre, 1953)