On voudrait pouvoir tout décrire. Ce qui est devant nous, et ce qui est au-dedans ; ce qui est entre les choses, et ce qui est au-delà. Dire, essayer de dire ce qui se passe entre la table et l’évier, entre la chair et les ciseaux ; décrire le temps de cuisson d’une pomme de terre ou la place d’un bouton manquant. Pour mettre chaque chose à sa place, fantômes compris, rien de mieux qu’un petit appartement tranquille, par exemple 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles. Il suffira de poser le cadre d’un coup de hache à l’aplomb des carreaux de la cuisine, sur le rebord de la baignoire, sur le recto d’une serviette posée à l’horizontale du lit. Un cadre, et un œil placé à hauteur de fille, une fille qui regarde sa mère très précisément. Un cadre, un œil et une scène qui rejoue sans cesse l’entrée des spectres. Chantal Akerman l’a dit : « Les cauchemars de ma mère, je les réinvente.» Il y fallait les 3h21 de Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles. Il fallait l’espace d’un F3 comme plus petite unité de mesure asphyxiante, entrée-cuisine-living-salle-de-bains-chambre. Il fallait ensuite une œuvre entière dont une femme, sa mère, restera le point focal ou plus exactement la région centrale, du nom de l’œuvre radicale réalisée en 1971 par Michael Snow, l’un des artistes dont le travail, conjugué à celui de Jean-Luc Godard, a aimanté le cinéma de la toute jeune Chantal Akerman : « Godard m’a donné de l’énergie et les formalistes m’ont libérée. » Cette région centrale, c’est à la fois un lieu (une scène) ratissé à 360° dans tous les sens et la caméra fixe qui l’enregistre. C’est à la fois l’œil, le cadre et la scène. « Il suffit d’une forme qui fait partie intégrante de l’œuvre », disait le théoricien bricoleur Snow.
1975. Elle n’a pas 25 ans lorsqu’elle tourne Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles. Auparavant, il y a déjà eu la cuisine familiale explosée de Saute ma ville, il y a eu son voyage autour de La Chambre, puis les fragments d’intérieur dans Hotel Monterey, et le studio dévasté de Je, tu, il, elle. Comme on ne tord pas le cou aux monstres en trois-quatre films, Chantal Akerman est une récidiviste. La scène s’ouvre donc à nouveau en 1975 sur une cuisine, celle de ces femmes qu’on disait d’intérieur, celle de Jeanne Dielman. Trois jours durant, Akerman installe un huis clos sur fond de carrelage et de papier peint – quelques incursions à l’extérieur n’y changeront rien puisque le dehors est, comme le dedans, soumis au même cadastre férocement verrouillé de Jeanne Dielman. Voilà donc la maison, son ordre, son inquiétude et sa métaphysique. « Je fais de l’art avec une femme qui fait la vaisselle. » Un monde calmement peuplé où chaque objet a sa place exacte et chaque geste sa durée précise. Un monde de la domestication, très exactement celle des femmes, mais surtout une contrée pétrifiée par l’histoire, saisie entre l’épluche-légumes, une poignée de pommes de terre, la soupière et quelques assiettes, stilleven flamande du second xxe siècle, vie figée en ses objets. Akerman est une grande poète objectiviste.
« No ideas but in things », disait William Carlos Williams. Les objets, et le vide entre eux. De quoi se déduit un vide ? Par exemple d’une mère déportée et d’une famille assassinée. « Si eux voulaient oublier leur passé, parce qu’il n’y avait rien à en dire, rien à en montrer, c’était autour de ce rien que je tournais, autour de ce rien-là.» Un rien, donc un gouffre à remplir d’objets, de minutages, de tâches répétées, tandis qu’en fond sonore se joue une impeccable partition bruitiste pour filets d’eau, tringle à rideaux, commutateurs on/off et gonds de porte.
« Mais c’est sûr que je travaille le son. C’est une matière tellement vivante, c’est comme du sang qui coule. » Il est temps d’allumer la radio tout en reprenant ce tricot qui n’avance pas. Une voix grêle remplit le petit salon. « Trop de choses m’ont blessée dont le souvenir va s’effacer. Je préfère ne jamais, jamais, jamais, jamais y repenser.»
Au point médian de cette vie recto tono, il y a un fils. Après le dîner, il sort Les Fleurs du mal de son cartable, bute sur les premières strophes de « L’Ennemi », la mémoire lui fait tellement défaut qu’il n’ira jamais jusqu’au bout du poème, jusqu’aux derniers vers que Chantal Akerman garde soigneusement pour elle :
« Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,
Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le cœur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie ! »
Chaque soir, au moment de s’endormir, il parle à sa mère comme s’il était l’oracle du film, il parle de sexe, il parle de son désir pour elle et de sa peur, il parle d’amour, il dit la vérité : « Moi, si j’étais une femme, je ne saurais pas faire l’amour avec quelqu’un que je n’aime pas.» Et puisque, comme on sait, il ne peut pas la dire toute, cette vérité, alors sa mère complète et répond de sa voix de Fée des Lilas : « Mais tu ne peux pas savoir.Tu n’es pas une femme. J’éteins. »
Jeanne Dielman, veuve, ménagère, mère et prostituée. Car, s’il y a un cadre aux images, il y a aussi une grille à l’histoire : veuve, c’est étymologiquement le vide ; ménagère, c’est fonctionnellement le plein ; mère, c’est le soin ; et prostituée, c’est peut-être un moyen, mais c’est surtout la fin. Dans Le Discours de la servitude volontaire, La Boétie écrivait : « Vous vivez de telle sorte que rien n’est plus à vous.» Jeanne ne le sait peut-être pas (qui pourrait dire qu’il le sait ?), mais rien n’est plus à elle, pas même son corps. Nature morte. Rien n’est vivant ici, malgré l’ondulation distanciée, si précisément brechtienne, de Delphine Seyrig. On ne pourra pas oublier, puisque c’est dans le titre, que la scène se passe 23, quai du commerce – on pourrait ajouter : au lieu-dit de la marchandise, impasse de la réification. Une femme dans l’entrée tend la main, reçoit l’argent, le met dans la soupière. Marchandisation, réification, ossuaire d’intériorités mortes, disait Lukàcs.
Qu’est-ce qui est à soi ? Usus, fructus et abusus. Qu’est-ce qui vous reste quand tout est détruit ? Chantal Akerman sait que l’inventaire désespéré des objets n’est là que pour recouvrir ce qu’on ne peut nommer. Il suffit de demander au fils, il est reparti au lycée, mais il a bien compris que ce qu’on ne peut pas nommer, ça se passe dans la chambre à coucher. Il continue sans doute d’apprendre les poèmes de Baudelaire,
« Je suis la plaie et le couteau !
Et la victime et le bourreau ! »
Ce jour-là, le dernier jour, Jeanne Dielman ouvre la porte au client quotidien, et lorsque la jouissance, obscur ennemi, surgit par inadvertance au cours de la passe, une passe filmée comme une oppression lente et morne, l’ultime réponse à cette défaillance, la seule conquête, inventée sur le champ, c’est la zébrure des ciseaux. «
Je te frapperai sans colère
Et sans haine, comme un boucher. »
De Jeanne, Akerman dit : « Ne pas accéder à la jouissance, c’est sa dernière protection. Bon. C’est ce qui lui reste à elle. »
À la fin, il fait nuit, elle est assise à table, comme la Wanda de Barbara Loden, délivrée sans savoir de quoi, ne possédant que sa propre mort, étrangement vivante dans l’obscurité.