« Longtemps j’ai fait l’Ecole du Louvre. Pendant trois ans, j’ai mis tout mon cœur à me familiariser avec les chefs-d’œuvre de toutes les époques et de tous les pays. Il n’y a donc pas de tableau que je prefère à tous les autres. En général, je suis particulièrement touché par un tableau qui dégage le silence. Je ne parle pas seulement du tableau dont le sujet est basé sur le silence, comme certains Rembrandt, mais du tableau dont la facture picturale force au silence. Un Vermeer, un Picasso de l’époque bleue, un Van Gogh, un graphisme de Masson, une jeune fille de Balthus, ou, tenez, le doigt de Dieu dans La création du monde  de Michelangelo. Mais il faut vous répondre, avec l’espoir de vous satisfaire ! Je l’ai promis ! Alors je dis : « la Désespérée », de Botticelli.

Ce n’est d’ailleurs pas son vrai titre, mais c’est tout comme. Exactement: La Délaissée. Que le peintre de La naissance de Vénus ou du Printemps ait pu peindre ce petit tableau m’a toujours ému. En ce moment, je ne l’ai pas devant moi, je l’ai de mémoire. Sur toute la largeur : des marches. Au fond : des murs et des portes closes. Sur les marches : tombée, recroquevillée, la pauvre enfant ! Dont on ne voit même pas le visage ! Rien d’autre, que, tout autour d’elle, la ferme­ture, l’interdiction, la société muette et hostile. Quand j’avais seize à dix-huit ans, j’ai connu cette situation, et je pris conscience qu’il fallait coûte que coûte franchir les marches, forcer les murs, défoncer les portes pour ne pas désespérer de la vie.
Le jeune être, replié sur lui-même, est ma petite sœur d’élection. Voilà un tableau qui est fait de silence, non seulement par sa facture géniale mais par la cruauté des autres. Car derrière ces murs et ces portes fermées au verrou, il y a toute la séche­resse du monde. Pauvre chère petite désespérée que je voudrais prendre dans mes bras !
A Rome, lors d’une de nos séjours, la prin­cesse Pallavicini nous avait invités à visiter son palais (près des Chevaux de Praxitèle). Dans ce palais, elle s’était réservé un modeste appar­tement privé, que, gentiment, elle nous fit visiter au moment où nous prenions congé. Nous venions de passer dans sa chambre à coucher quand, à côté de son lit à baldaquin, je vis sur la table de nuit, dans son cadre pas plus grand que pour une photo de famille, un petit tableau qui était là, bien libre, sans protection arbitraire, c’était « la Délaissée» de Botti­celli ! … Toute désespérée !
—C’est vous, madame, qui avez ça ?
—Oui, monsieur, pourquoi ?
Je fondis en larmes, non par jalousie mais par tendresse. J’avais vu ma petite sœur, si je puis dire : en chair et en os. »

Guess Who?