Je crois que j’ai toujours aimé les films de Chantal Akerman. Depuis la découverte des Rendez-vous d’Anna à la télévision à trois chaînes – il y a donc très longtemps – quand celle-ci permettait encore ce genre de hasard. Sublime Aurore Clément, des chambres d’hôtels, des quais de gares, une scène très sexuelle avec Jean-Pierre Cassel, sans que je comprenne bien ce qu’il ne voulait pas qu’Anna lui fasse.
A la rubrique « genre », Wikipédia écrit: « Un très autobiographique road movie en train », un genre inventé par Chantal Akerman, cinéaste et plasticienne qui n’aura jamais cessé d’inventer, justement, d’hybrider les genres et les formats. Jusqu’au lundi 5 octobre 2015.
Bien plus tard, à l’occasion de sa rétrospective et de son installation D’Est au Jeu de Paume, j’ai rencontré Chantal, toute petite, assise en tailleur et chaussettes sur son fauteuil, la clope, les yeux verts, la voix rauque, les fous rires et toujours une lueur d’inquiétude dans le regard. Elle n’était pas commode, elle était irrésistible, si drôle et si belle. C’est tellement agréable de tomber amoureux des cinéastes qu’on admire déjà. Ça n’arrive pas souvent.
Des fans, des alliés, des groupies, Chantal en avait beaucoup, partout, à travers le vaste monde, des spectateurs qui ne s’étaient jamais remis de Je, tu, il, elle ou des presque quatre heures de Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, l’un de ses hits planétaires et souterrains. Parmi eux, Harris Savides, le génial opérateur de Gus Van Sant ou Sofia Coppola. Et c’est ainsi qu’il y a des traces lumineuses d’ Akerman dans Last Days ou Somewhere. Chantal, c’est comme les albums du Velvet : ses films étaient vus par peu de gens, et elle s’en plaignait suffisamment, amèrement, mais chacun d’eux avaient alors envie d’essayer de faire un film qui ressemble un peu aux siens. Alors qu’elle aurait tellement voulu faire un vrai grand succès commercial, rien qu’une fois. Mais non, même si un chef-d’œuvre comme La Captive s’en est sorti avec les honneurs (bien que refusé par la compétition cannoise, bande d’abrutis, rattrapé par la Quinzaine), Chantal était trop radicale, trop casse-cou, immense inventrice de formes mais dépourvue des recettes qui garantissent une carrière tranquille.
Jusqu’au bout, faisant tapis à chaque nouveau film, au risque de tout perdre, la petite Juive de Bruxelles, qui s’était sentie autorisée à devenir cinéaste en voyant Pierrot le Fou, seule dans son coin, est restée sur la même ligne dure et inconfortable – parfois suicidaire, oui –, que ses pairs en post-Nouvelle Vague (Fassbinder, Eustache, Garrel, Straub – qui avait beaucoup aimé Demain on déménage, avec un merveilleux Jean-Pierre Marielle, soit dit en passant – ). Comme eux, elle ne savait pas faire autrement; comme eux, elle n’aura suivi que sa propre ligne de risque, plus soutenue par les musées, finalement, que par ceux qui auraient dû se battre pour participer à la fabrication d’un nouveau film.
Regardez l’affiche de La Captive, regardez cet homme allongé dans sa baignoire et cette femme nue derrière la vitre, intimité pure et simplicité du dispositif cinématographique. Tout le génie d’Akerman est là, grand art du déplacement, dans cette façon de s’approprier le motif proustien, et de le réinventer plastiquement, dans un geste de cinéma qui n’a que faire de la culture. La Captive passe ce mercredi sur Arte, à minuit. Chantal était fière de ce film, si fière d’avoir montré que la modernité de Proust s’accordait si bien à la sienne, que c’était la même, « monfrère », disait-elle. Comme elle avait raison …