Serge Daney

Régulièrement, Chantal Akerman nous écrivait. Elle mettait son adresse au dos de l’enveloppe (Jeanne Dieman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles – 1975), elle signait (Je, tu, il, elle – 1974), elle donnait de ses nouvelles en anglais (News from Home – 1976), elle fixait même des rendez-vous (Les Rendez-vous d’Anna – 1978). Les lettres arrivaient, jetées au panier par certains, lues avec passion par d’autres. Je faisais plutôt partie des « autres ». Mais, depuis 1978, rien, pas de courrier. Des projets, oui, mais pas de films. C’est ce temps « perdu » qui a dû nourrir Toute une nuit, un film très libre, pas cher et plutôt drôle. L’un de ses meilleurs.
De quoi s’agit-il? Akerman imagine qu’une nuit, à Bruxelles (reconnaissable dès le premier plan à la cathédrale Sainre-Gudule), il fait très chaud. Pire: il fait moite. Une de ces nuits d’été qui a le grain du seize millimètres et l’indiscrétion du son direct. A l’heure où ils devraient se coucher, un grand nombre d’hommes et de femmes belges ont lé comportement étrange que l’on prête habituellement aux personnages d’un film de SF, deux heures moins le quart avant l’arrivée des effets spéciaux. Il leur sera difficile de dormir et encore plus de dormir seuls. La ville est un boucan de sons hypertrophiés, les cafés répugnent à fermer, un tube italien (L’amore, sat) lancine pour de bon.
A ces bruits « naturels », un autre s’ajoute. Celui des corps qui, n’en pouvant plus de désir énervé, tombent lourdement dans les bras d’autres (corps). Se jettent, s’étreignent. Une fois, deux fois, dix fois, comme des variations sur un thème unique. Cette nuit-là, en lever de rideau, ce ne Sont que coups de foudre dans la pénombre, coups de tête en catimini, rendez-vous à moitié manqués, idées baroques, bruits de portes s’ouvrant sur l’être attendu, de talons sur l’asphalte, de dialogues somnambules, pendant toute une nuit, la loterie du désir semble donner tout le monde gagnant.
C’est la partie drôle du film, celle qui confirme qu’Akerman est plus douée qu’il n’y paraît pour la comédie loufoque, entre Tati et le dessin animé. Elle sait la maladresse et la lourdeur de ces corps belges, leur fatigue et leurs humeurs, leurs emportements empotés. Toute une galerie de « personnages» est saisie au moment où il est trop tôt (ou trop tard) pour leur demander « ce qu’ils font dans la vie ». Ils sont entre chien et loup, dispersés dans une nuit chaude qui les excite comme des puces.
Mais l’amour, lui, se fait hors-champ. Beaucoup de sueur, pas mal de sensualité; pas de sexe. Akerman filme l’avant et l’après. Sauf qu’après porte les traces d’avant. Toute une nuit devient insensiblement un documentaire sur des façons de dormir, des rituels, des draps. Un moustachu dans un ensemble slip-maillot de corps blanc dort mal sur son divan (c’est un écrivain, mais ça, on ne le saura qu’au matin). Une femme plus toute jeune quitte, sur un coup de tête, son mari qui dormait dans un pyjama bleu: elle va à l’hôtel, se ravise et revient auprès du pyjama bleu, trente secondes avant la sonnerie du réveil-matin. Un jeune homme réveille son compagnon, un soldat qui a fait le mur et qui glisse hors des draps mauves. La nuit est plus longue que le désir, la caméra est plus patiente que la nuit, la ville se réveille: Bruxelles va « brusseler ».
On attendait le petit jour: il arrive. C’est la plus belle partie du film. Héros deux fois obscurs, nos « personnages» font leur entrée dans le jour. Mi-vus mi-connus. Nous en savons suffisamment peu sur eux pour les voir encore tels qu’ils sont, avec des restes de rêve sur le visage, les mauvais réflexes devant le café qui bout, l’oubli. Alors, une bande-son déchaînée les enserre, tels une île de fictions possibles dans un monde (assez petit: la Belgique) sans fiction, vacarme inerte. Car la fiction, la vraie, celle qui irait de A jusqu’à Z, de « il était une fois » à « the end », ce n’est pas pour ce film. Dans Toute une nuit, Chantal Akerman se contente de filmer de A à B. Mille velléités de fictions raccourcies, oui; un grand récit, jamais. Si tout cercle n’est idéalement qu’une suite de lignes droites mises bout à bout, voici quelques lignes. Si toute ligne n’est qu’une suite de points, voici quelques points. Si tout point est, à la limite, un concept immatériel, voici un peu dimmariëre. Connaissant l’admiration d’Akerman pour le cinéma d’Ozu, ce n’est pas une surprise.
Une objection est pointable et la voici: Ozu, lui, racontait une histoire. Et, au moment du climax, à la différence des cinéastes occidentaux, il insérait ses fameux plans «vides» – une pantoufle ou une cheminée d’usine – pour permettre au spectateur de respirer dans tous les sens et pas seulement dans celui de la marche forcée du récit vers son dénouement (c’était le ma !). Mais c’était aussi une époque où raconter une histoire allait de soi et où laver le linge sale (en famille) était plus simple. Akerman montre le linge (elle a aussi une famille – juive – et une mère – qui joue même dans le film –), montre la lessive (son talent de cinéaste) mais c’est l’œil du spectateur qu’elle veut laver. C’est le spectateur qu’elle veut empêcher de dormir, en lui suggérant que « toute une nuit », c’est assez long pour qu’un corps y passe par tous les états, y compris les pas possibles du désir et les peu probables de la posture amoureuse. Le sien compris.

Serge Daney, 29 octobre 1982

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Jeanne Dielman (y Edward Hopper) al Este: